top of page
  • Photo du rédacteurJane

LA FISSURE

Une nouvelle de Jeanne Schmitt


Une tempête se prépare. Je le sens. Les arbres secouent doucement, la lumière se tâche d’un jaune mêlé de gris, le silence est écrasant. C’est toujours cela qui reste ancré dans ma mémoire, ce silence, comme une couverture étouffante tirée du ciel jusqu’aux pieds. Jusqu’à ce qu’il ne reste que les bruits du vent. Les volets claquent, les corbeaux se taisent, les humains se sont barricadés dans leurs appartements. Les bruits du quotidien se sont effacés pour laisser place à un vide, une angoisse, vieille, ancestrale.

Debout, devant ma fenêtre, j’attends. Les souvenirs remontent, le vide se remplit, les larmes viennent. Je me souviens d’une autre tempête, un autre temps. À cette époque, je n’avais pas su reconnaître les signes.

J’étais jeune mariée et amoureuse. Je portais encore tous les travers de la jeunesse, mais je n’aurais pu être autrement. Nous vivions dans une petite maison à la campagne, entourée de toute part par une forêt de chênes. Une grande terrasse de bois donnait sur un petit jardin où je m’étais évertuée à faire pousser quelques légumes, non sans difficulté. Au-delà, une petite butte d’herbe, fruit d’une ancienne excavation, était occupée par trois grands arbres à papillons où butinaient tous les insectes volants des environs.

Ces arbres, mon mari en avait peur. Ils trônaient au milieu de notre jardin, nous rendaient insignifiants. Les insectes étaient trop proches, trop bruyants, imprévisibles. Ils volaient dans nos cheveux sans crier gare.

Pour moi, ces arbres à insectes représentaient tout ce qu’il y a de plus beau de la vie de notre planète, un seul coup d'œil sur ce tableau fleuri, vrombissant de couleurs et de bruits suffisait à emplir mon cœur d’une joie sans pareille. Elle me montait à la gorge comme une vague, et restait là, sans que je sache quoi faire de ce sentiment si étrange et si fort.

Mon mari, lui, évitait le jardin comme la peste tout au long de l’été. Et je me moquais.

“- Tu crois qu’ils vont te manger ? Tu crois vraiment que tu les intéresses ? Tant que tu les laisses tranquilles, je ne vois pas comment ils pourraient te faire de mal !”

“- Oh arrête un peu tes histoires ! Tu es un grand garçon maintenant, non ? Tu as peur d’une petite abeille ?”

Je ne comprenais pas sa peur, là où je ne ressentais que joie, et parce que je ne la comprenais pas, j’en faisais quelque chose de risible, dès que je le pouvais, je la tournais au ridicule.


Au printemps suivant, notre fille arriva.

Malgré la grande fatigue qui avait suivi mon accouchement et les complications qui en avaient découlé, j’étais contente et fière. Elle était belle, minuscule, souriante, bruyante, fragile, toute neuve. Elle était le symbole de ma nouvelle vie, d’un nouvel amour, de nouvelles responsabilités.

Mais pour mon mari, c’était un autre endroit à éviter. Un autre petit nid d’abeilles, trop proches, trop bruyantes, imprévisibles.

Je n’ai pas senti le silence descendre sur nous, ni remarqué la lumière se ternir dans ses yeux. Lorsque la tempête a éclaté, j’ai été surprise, je n’étais pas prête, si on peut jamais l’être. J’ai été balayée, écrasée par la peur sans limite de mon mari.


Minuit, assis à la table du salon, il était assis, les mains contre son corps, les yeux dans le vide. Entre nous, un trou béant, noir comme la nuit, puant, profond, et un silence comme la mort.

“ - Qu’as-tu fait ?

  • Je me suis sauvé.

  • De quoi ?

  • De ce bébé.

  • Pourquoi ?

  • J’ai entendu ses cris et j’ai compris qu’elle voulait me tuer.”


Le soir a fondu dans la lumière du matin, la pluie déposée sur les herbes sauvages, la vie a continué. Mais chez nous, dans cette maisonnette, la tempête avait tout emporté. Et entre nous, ce chiasme a grandi, grandi, grandi jusqu’à prendre toute la place. Ce malheur, nous l’avons respiré, il a changé nos couleurs en noir de fumée, notre bonheur en paillasson à l’entrée. Nous nous sommes noyés dans les yeux l’un de l’autre, pendant des heures, des secondes choquées qui se sont changées en années. Je voulais comprendre. Mais avant, j’aurais voulu oublier.

Oublier la respiration sifflante de mon bébé dans mes bras tremblants.

Oublier le choc, ma peur comme une forme, vivante, pire que tous les monstres imaginaires de mon enfance.

Oublier ces yeux qui m’ont capturée et m’ont laissé entrevoir une fissure à la profondeur insoupçonnée, inimaginable.

J’aurais voulu oublier que j’ai vu un jour un homme vivre avec cette plaie béante comme accrochée à son cou. J’étais tellement loin de me douter que cette petite peur que j’avais remarquée et dont je m’étais moquée était en fait la chose la plus effrayante que je rencontrerais dans ma vie.


L’orage éclate enfin et le tonnerre fracassant me rappelle à l’instant présent. Mes larmes se sont arrêtées. Et je respire profondément face au spectacle que la nature m’offre : je n’ai pas peur, comment le pourrais-je ? Cette tempête-ci est belle, pleine de vie, de couleurs, de bruits.

Mon mari dort dans notre chambre. Entre lui et moi, le chiasme est toujours là. Mais nous avons construit des ponts, des escaliers, créé un langage secret pour mieux nous comprendre. Il n’a plus peur de l’été et des insectes volants qui l’accompagnent et je ne me moque plus lorsque cette peur ressurgit parfois, l’espace d’un instant.


Maintenant que je connais l’ampleur, la profondeur de la blessure, j’admire mon mari pour avoir vécu toutes ces années avec la peur au ventre, cette fissure si bien cachée qui a la force d’un orage. Je l’admire parce que même cassé, il s’est mis à genoux et s’est recomposé. Il a lentement recousu cette plaie qui n’aura jamais fini de guérir.


J’entends du bruit dans le couloir, tout doux. Et me retourne avec un sourire :

“ - Maman ? Est-ce que tu peux rester à côté de moi ? J’ai un peu peur de la tempête.”


2 vues0 commentaire

Comments


bottom of page